Comment une vingtaine d’Autochtones se sont-ils retrouvés à Austin?
La découverte de sépultures non marquées de pensionnats autochtones du Canada ramène à la mémoire le sort d’une vingtaine de jeunes Inuits et des Premières Nations, accueillis au Centre Butters d’Austin à partir de 1959. Les informations restent limitées, y compris pour des non-autochtones.
L’histoire des «enfants retardés » à Austin commence après la 2e Guerre mondiale. En 1946-1947, Lily Butters et son mari, agriculteurs à Austin depuis 1929, ne parvenant pas à survivre par l’agriculture, transforment leur résidence en maison privée de convalescence pour des «cas mentaux et chroniques». D’abord conçue pour des adultes, la maison reçoit surtout des «enfants mentalement arriérés [ou] physiquement handicapés».
Institutionnalisation charitable, spontanée et généreuse
Dans le Québec qui s’urbanise, la solidarité traditionnelle s’affaiblit et plusieurs familles ne parviennent plus à garder à la maison des enfants avec handicaps. Le Centre Butters les accueille généreusement et il croît très rapidement. Lily Butters devient une sorte de mère Teresa, recevant «les délaissés et les démunis», y compris ceux déclarés «désespérés par les autres hôpitaux».
Mme Butters pose peu de questions à l’accueil; cela entraîne des difficultés financières permanentes, car une majorité de parents refusent toute contribution. La directrice est d’abord soutenue par le réseau d’entraide communautaire anglophone (surtout des femmes) des Cantons-de-l’Est. En 1956-1957, le Centre Butters s’incorpore et commence à recevoir des subventions provinciales. Toutefois, plutôt que de consolider son établissement, Lily Butters agrandit ses locaux, accueille plus de patients et sollicite davantage le soutien communautaire, entre autres de plusieurs fermières de la région qui deviennent employées peu payées, mais qui compatissent aux besoins de jeunes si démunis.
L’action du Centre est progressivement publicisée hors des Cantons-de-l’Est. En 1959, le «Cecil Butters Memorial Hospital» compte 350 patients et une trentaine d’employés. La plupart des patients proviennent du Québec. À ce moment, les autorités fédérales offrent de placer dans cet établissement anglophone une vingtaine d’Autochtones démunis, en défrayant quotidiennement 5 $ pour chacun. L’offres est acceptée d’autant mieux que le Centre est déficitaire. Provenant de l’Ouest canadien, les jeunes Inuit et des Premières Nations sont transportés sur près de 5 000 kilomètres jusqu’à Montréal, puis au Centre Butters. Ces enfants perdent alors le contact avec leurs familles et leurs milieux.
Lily Butters croit fermement que le regroupement des personnes handicapées permet de leur rendre des services adéquats. Elle déplore néanmoins le surpeuplement de son centre et ses activités et ressources limitées (2 infirmières auxiliaires et 2 médecins consacrant chacun 10 heures par semaine).
Épidémies 1959-1961
En mai 1961, une épidémie de rougeole et 20 morts font les manchettes. On apprend alors qu’en 1959, une épidémie précédente entraîna 10 décès. Il n’y eut d’abord ni autopsies, ni immunisation du personnel et des patients en raison des coûts élevés. Les autorités locales, régionales et provinciales ne se reconnaissent aucune responsabilité. Le député Glen Brown et le journal The Gazette déplorent le manque d’isolation des victimes, les contributions gouvernementales insuffisantes et le rejet par des hôpitaux de ces laissés-pour-compte. Tous reconnaissent néanmoins le dévouement de Lily Butters et du personnel.
Débordé par les mortalités, le Centre Butters obtient l’agrandissement du cimetière East Bolton et l’aménagement d’un grand lot pour les morts qui ne sont pas récupérés par leurs familles et la construction d’un charnier pour les dépouilles lorsque le sol est gelé.
Les Autochtones?
On connaît mal le nombre d’Autochtones décédés au cours des deux épidémies – sauf un Inuit, dénommé «Eskimo (sic) Willie Kelutac», inhumé sans autre information. Les autorités sont elles-mêmes alors incertaines du nombre exact de victimes. Et le premier ministre Jean Lesage rend public un rapport succinct du sous-ministre de la Santé indiquant qu’«un jeune indien en période d’incubation» a causé l’épidémie de 1961… Après l’épidémie, une campagne de souscription met largement en évidence l’accueil des Autochtones déficients rejetés.
Progressivement, le gouvernement du Québec accroît son financement et sa supervision. En 1971-1972, le Québec change sa philosophie à l’endroit des personnes ayant un handicap en les considérant comme des individus à part entière et en prônant leur maintien dans leur milieu plutôt que leur institutionnalisation. Cette réorientation va à l’encontre de l’approche du Centre Butters qui, en 1975, héberge à Austin 475 patients. S’amorcent alors leurs placements dans les familles d’accueil ou dans des foyers de la région; on découvre que certains patients sont des marginaux sociaux plutôt qu’intellectuels. En 1990, le Centre Butters d’Austin est fermé.
Que sont-ils devenus?
Peu de données publiques informent sur le sort des Autochtones hébergés et décédés au Centre Butters. En fait, il en va de même pour les non-autochtones inhumés. L’Église catholique accepte que certains catholiques soient enterrés dans le cimetière non confessionnel, mais on ne retrouve aucune inscription pour certains. Et plusieurs inscriptions sur les pierres commémoratives en anglais, élevées par la suite, sont incomplètes. Par contre, contrairement à une rumeur, les victimes n’ont pas été inhumées dans des fosses communes; un plan d’époque du lot Butters révèle des ensevelissements individuels, mais avec certains noms nulle autre part consignés.
Que faire?
Plus de 60 ans après les premiers décès, seule une étude permettrait de connaître correctement les patients de Butters, inhumés dans les cimetières d’Austin. N’y a-t-il pas un devoir de mémoire – tant pour les Autochtones que pour les non-autochtones : connaître leurs noms complets et leurs informations vitales? Les morts du Centre Butters ne méritent-ils pas enfin des inscriptions funéraires convenables?
En juin 2021, le premier ministre du Canada somme l’Église catholique d’ouvrir ses archives sur le traitement des Autochtones. Le premier ministre pourrait aussi rendre accessibles les documents gouvernementaux ayant conduit au placement d’Autochtones dans une institution caritative située à 5 000 kilomètres de leur milieu d’origine.
Remerciements à Françoise Hamel-Beaudoin, Grayson Westover, Arthur Bryant, Malcolm Juby, Normand Desico et Bernard Linde.
Serge Wagner est professeur titulaire à la retraite, Université du Québec à Montréal. Initiateur, en 1970, du projet «Analphabètes déficients mentaux» au Carrefour d’éducation populaire (qui se poursuit de nos jours); co-fondateur avec Robert Doré, Groupe de recherche Intégration et déficience intellectuelle.
Par Serge Wagner
Texte personnel
Comité du patrimoine d’Austin, Société d’histoire de Bolton