Préjudice en ligne: portée réduite de l’obligation de retrait en 24 heures
OTTAWA — Le gouvernement de Justin Trudeau souhaite obliger des plateformes de réseaux sociaux à retirer dans les 24 heurestoute publication signalée comme «représentant de la victimisation sexuelle d’enfants» ou des images intimes partagées de façon non consensuelle, mais pas du contenu susceptible d’inciter à la haine ou à la violence.
Le projet de loi C-63 déposé lundi par le ministre de la Justice, Arif Virani ne prévoit pas d’ordonnance de retrait pour ces autres formes de contenu préjudiciable en ligne, comme la voulait une proposition mise de l’avant par les libéraux avant la campagne électorale de 2021.
«On a entendu ce que les experts (et) les gens veulent. Ce qu’ils nous ont dit, c’est qu’il faut (…) avoir un système qui est un peu différent», a dit M. Virani en mêlée de presse.
Les méfaits en ligne tels que définis par Ottawa couvrent le partage non consensuel d’images intimes ainsi que l’exploitation sexuelle des enfants, mais aussi le discours fomentant la haine, l’incitation à la violence et au terrorisme.
«Ce système va assurer qu’on a une liberté d’expression qui est essentielle dans une démocratie (…) On a fait un équilibre entre les deux objectifs d’une façon mesurée et appropriée», a soutenu M. Virani.
Le ministre relevé que d’autres éléments du projet de loi visent à forcer les plateformes à faire rapport sur ce qu’elles font pour réduire l’exposition de leurs utilisateurs à toute forme de contenu préjudiciable.
«Il faut avoir un système où il y a une responsabilité (qui revient) aux plateformes. Il faut qu’elles aient une obligation de promulguer des plans de sécurité numérique, d’utiliser les techniques pour (atténuer) les risques et de rendre des comptes de façon annuelle», a-t-il résumé.
Selon ce qu’Ottawa propose, des signalements de contenus incitant à la haine, à la violence ou au terrorisme pourront être faits, mais les Canadiens devront porter plainte contre l’auteur de la publication auprès du Tribunal canadien des droits de la personne et non de la plateforme. Un retrait du contenu pourrait être exigé au terme du processus, ainsi qu’une indemnisation.
Quant aux plaintes concernant le partage non consensuel d’images intimes ainsi que l’exploitation sexuelle, les signalements devront être faits à une nouvelle entité mise de l’avant, la Commission sur la sécurité numérique. Il reviendrait alors à ce groupe de cinq personnes d’exiger, lorsque jugé justifié, un retrait de contenu dans les 24 heures.
Les réseaux sociaux sont visés par C-63, mais aussi des sites web offrant du contenu pour adultes au moyen de téléchargement. En cas de violation d’une ordonnance de retrait, une plateforme web s’exposerait à une amende maximale s’élevant à 6% de son revenu ou à 10 millions $, selon ce qui est le plus élevé.
Les messages privés ou cryptés sont exclus de la législation. Le ministre a justifié ce choix en disant que le gouvernement s’est penché sur l’approche d’autres pays et particulièrement sur le «débat britannique» à ce chapitre.
«Ils ont reçu beaucoup de commentaires négatifs sur les défis spécifiques que ceci pourrait avoir sur la liberté d’expression», a-t-il affirmé.
David Morin, professeur à l’Université de Sherbrooke qui a fait partie d’un groupe d’experts ayant conseillé le gouvernement dans son approche, croit que le gouvernement a voulu «commencer quelque part» en restreignant la portée de l’obligation de retrait.
«Il n’y a pas de projet de loi ou de loi qui peut tout régler d’un seul coup, donc c’est de commencer par, de un, ce qui est le plus susceptible de faire consensus dans la société et, de deux, d’ouvrir le moins de portes de contestation sur d’autres éléments», a dit celui qui s’intéresse particulièrement à la radicalisation, notant l’exclusion de la désinformation dans la proposition législative.
M. Morin juge «intéressantes» les mesures destinées à ce que les plateformes fassent preuve de transparence en rendant des comptes sur ce qu’elles font pour contrer le contenu préjudiciable de toute sorte.
Il compte aussi suivre de près une modification proposés au Code criminel pour y ajouter une infraction distincte pour crimes haineux.
Un autre changement proposé, cette fois à la Loi canadienne sur les droits de la personne, viendrait définir comme de la discrimination le fait de publier des propos haineux.
Cela aurait pour effet de revisiter une section de la législation qui avait été supprimée par l’ex-gouvernement conservateur de Stephen Harper en raison de critiques dénonçant une violation du droit à la liberté d’expression.
Selon Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal, la définition de la haine préconisée par le gouvernement Trudeau apporte une distinction importante.
«La grande différence avec l’article 13 d’autrefois, c’est que le propos haineux n’est pas n’importe quel propos désobligeant ou même qui dénigre des personnes», a dit cet autre expert ayant conseillé le gouvernement.
Selon la définition proposée, la haine est un «sentiment plus fort que le dédain ou l’aversion et comportant de la détestation ou de la diffamation».
Le projet de loi C-63 prévoit aussi la création d’un nouveau poste d’ombudsman chargé de répondre aux préoccupations de la population concernant le contenu en ligne.
Les libéraux promettent de légiférer contre le contenu préjudiciable en ligne depuis la campagne électorale fédérale de 2019.
C’est finalement peu de temps avant les élections de 2021 qu’ils ont déposé le projet de loi C-36 qui visait à donner des outils aux citoyens victimes de haine en ligne. L’initiative, aussitôt morte au feuilleton, devait s’accompagner d’un cadre législatif ou réglementaire qui n’a finalement pas été déposé avant la campagne électorale.
Après sa réélection pour un troisième mandat, le gouvernement devait déposer un projet de loi en la matière dans les 100 premiers jours afin de respecter un engagement électoral, ce qui n’a pas été fait.
Le leader parlementaire des néo-démocrates, Peter Julian, a critiqué la lenteur du gouvernement dans ce dossier. Il a dit avoir l’impression que C-63 manquait de mesures exigeant des plateformes qu’elles soient transparentes sur leurs algorithmes.
Le Nouveau Parti démocratique a été la seule formation politique à commenter le dossier après le dépôt de C-63, survenu en fin de journée lundi.
De son côté, la responsable des politiques publiques de Meta Canada, Rachel Curran a déclaré que son entreprise soutenait l’objectif du projet de loi.