Tribune libre: À Donald Sutherland

Nos regards se sont rencontrés à quelques reprises mais je n’ai jamais osé t’aborder. Logique. Je n’avais rien à voir dans ta vie même si tu en avais eu dans la mienne. Dans le passé, un collègue du Dr. Richard Hornberger, l’auteur de M*A*S*H (le roman) m’avait enseigné la médecine tropicale à Washington et m’avait expliqué comment ça s’était vraiment passé dans le MASH 8055, celui dans lequel il avait travaillé avec l’auteur du roman, celui qui fut l’inspiration pour son MASH 4077, son MASH fictif, celui dont tu fus le héros cinématographique. Jusque là, ç’avait été le plus près que j’étais venu d’avoir quelque chose en commun avec toi. Une bagatelle dont il était inutile que je t’informe. Nous n’avions eu aucune interaction, toi et moi. À part les quelques coups de tête que nous nous sommes envoyés comme pour nous signifier que nous savions que l’autre existait.

Alors voilà, tu n’as rien connu de moi et, après que j’eus réalisé mon rêve de jeunesse, un rêve inspiré par toi, je ne t’ai plus jamais rencontré. Là, je te l’aurais dit pour sûr que je t’avais joué dans la vraie vie. Que j’avais été toi, le gars qui avait chamboulé ma vie.

J’avais dix-sept ans lorsque, dans un cinéma de Québec, l’ancien cinéma Empire je crois, je te vis jouer un chirurgien décontracté de l’Armée US en pleine zone de guerre. Je devais être avec ma petite amie de l’époque sans doute. La seule chose dont je me souvienne avec clarté c’est à quel point j’avais été bouleversé par ces simples images tout droit sorties des souvenirs d’un vrai chirurgien de la Guerre de Corée, même pas vingt ans plus tôt. Tes facéties dans ce film, de même que la compétence et la résilience du personnage que tu jouais malgré le danger quotidien avaient tellement impressionné l’adolescent que j’étais que je me souviens avoir pensé que sauver des vies en théâtre de guerre habillé en chemise hawaïenne était le summum de la noblesse de l’activité humaine. C’était sans me douter que j’allais un jour accomplir ce rôle pour vrai, pas sur un plateau de Hollywood.

Oui, Donald, je l’ai fait. Et en uniforme de l’Armée Canadienne, ce pays que tu avais tellement à cœur, même si plusieurs de mes chirurgiens étaient des Américains.

Tu vois, Donald, suite à une série de péripéties, je me suis retrouvé, à l’été 2009, officier-commandant de l’Hôpital multinational de l’OTAN, en Afghanistan, à un moment où cet hôpital devint, pendant quelques semaines, le centre de traumatologie le plus occupé de la planète. En plus d’être l’officier-commandant de l’hôpital, j’en étais aussi le chef du triage, ce qui faisait de moi le maître incontesté des salles de réanimation lorsque survenaient des arrivées massives de blessés graves. Ouaip, pas mal pour un ti-cul de Québec devenu urgentologue militaire : chef du triage du plus gros hôpital de guerre de l’OTAN.

Ce samedi soir-là, mon personnel US avait organisé un party à thématique hawaïenne. Ce samedi soir-là, aussi, nous fûmes frappés comme rarement. Les blessés nous arrivaient par trois ou par cinq. Sans cesser, sans répit. Des blessés de guerre aux membres arrachés, aux poitrines perforées, aux ventre lacérés, au visage emporté, aux mains et aux pieds déchiquetés. Des blessures qu’on ne voit jamais dans le civil. Des blessés qui n’auraient jamais survécu, mais qui nous arrivaient vivants grâce aux efforts et à la compétence des courageux medics sur le terrain et des courageux équipages d’hélicoptères de Dustoff dont les pilotes n’hésitaient pas à se poser au milieu des balles et des explosions pour sauver un camarade en détresse.

Bientôt, nous fûmes débordés. Mes salles d’opération toutes occupées, mes lits d’USI pleins et mes civières de réanimation toutes accaparées, elles aussi. Mon personnel n’arrivait plus à composer avec les nouveaux arrivants. Alors, sans qu’on le leur demande, les participants du party hawaïen se sont mis à rentrer au travail pour donner un coup de main à leurs camarades du shift de soirée.

C’est à ce moment, en prenant soudain conscience de la scène qui se déroulait devant mes yeux, que le souvenir m’est brutalement revenu de cette journée de l’été ’70 où le petit gars de la dixième rangée d’un cinéma de la ville tranquille de mon adolescence avait rêvé un jour de faire ce que tu avais fait. Et mon cœur de vieux soldat (j’avais 56 ans à l’époque), de vieil urgentologue, un cœur dur, solide comme le roc, immunisé par des décennies de travail à l’urgence, un cœur blindé contre toute cette souffrance (autrement, comment survivre ?) et quasi-engourdi par des mois de combat sous les roquettes, un cœur tellement blasé par tout ce qu’il avait vu, a versé une larme. Était-ce la pression inouïe d’être à la barre depuis des mois de ce navire fou ? Était-ce l’émotion de toutes ces décennies à l’urgence, une émotion si longtemps refoulée, enfermée à triple tour dans un coffre-fort aux plus lointains confins de mon âme et qui s’échappait d’un coup ? Était-ce la soudaine réalisation de tout ce temps passé ? La tristesse devant l’inévitabilité du temps qui s’enfuit ? La soudaine nostalgie de mon adolescence ?

Je l’ignore. Mais ce que je sais c’est qu’à ce moment-là, au milieu de ce ballet gigantesque et dantesque, au milieu de toute cette souffrance, entre les appels du personnel, les cris des blessés, l’odeur du sang et des tripes, entre ces civières ensanglantées desquelles montaient des gémissements ou le psht-pshhhh des ventilateurs mécaniques, j’ai pensé à toi, Donald. Mon rêve s’était réalisé. Enfin, je jouais à toi. Pour vrai. Alors, au beau milieu de cet hôpital de bric à brac, Donald, sur la plaine désertique de ce pays torturé, je t’ai remercié, Donald.

Et je te remercie encore, Donald. Merci, mon compatriote. Et salut.

Marc Dauphin MSM, CD, MD